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Tristan Girard Philippe Roi auteurs Théorie Sensorielle analogie sciences cognitives

Philippe Roi et Tristan Girard

Stanislas Dehaene

Docteur Stanislas Dehaene

Susan Sara

Docteur Susan Sara

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Professeur Antonio Damasio

Daniel Tranel

Docteur Daniel Tranel

Henri Poincare

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Jacques Hadamard

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Jean-Pierre Changeux

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Emilio Salinas

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Terrence Sejnowski

Docteur Terrence Sejnowski

Bruno Olshausen

Docteur Bruno Olshausen

Une exploration du Non-Conscient Cognitif

le 5 janvier 2014 | par Philippe Roi et Tristan Girard

Par Philippe Roi(1), Tristan Girard(2)

(1)Chercheur en Sciences Cognitives, spécialisé en Archéologie Cognitive ; (2)Chercheur en Sciences Cognitives.

Le non-conscient revêt une importance dans nos comportements que l’on ne soupçonnait pas. Bien plus qu’un simple appui à la conscience, il aurait une part prépondérante dans tous les processus cognitifs (1). À ce titre, on estime que plus de 90 % des opérations mentales d’un individu sont non-conscientes. Mais pour énoncer de tels propos, encore faut-il en apporter la preuve. Or, explorer le non-conscient, identifier ses bases cérébrales, concevoir des expériences qui mettent en évidence son importance n’est pas chose aisée. C’est en effet souvent au niveau du protocole que les difficultés surgissent, car tout ce qu’on peut demander à un individu est d’effectuer une tâche consciente et non d’exécuter un acte non-conscient. Il faut donc inventer des tests dont les résultats ne peuvent être interprétés que par l’intercession de processus non-conscients. L’effet d’amorçage est l’un d’eux. Au cours de ce test, un expérimentateur projette sur un écran une liste de mots, de chiffres ou de pictogrammes à un sujet et lui demande d’en sélectionner un, au hasard. Il suffit que l’un d’entre eux ait été préalablement exposé pendant un laps de temps trop bref pour être perçu par le conscient, pour que le sujet choisisse précisément le signe correspondant à cette image subliminale. Le directeur de l’unité INSERM neuro-imagerie cognitive, Stanislas Dehaene, a mis en évidence que l’on peut comprendre le sens d’un mot écrit sans même avoir eu conscience de le voir (2). Le test sur lequel s’appuie sa thèse consiste à afficher sur un écran d’ordinateur une série de lettres aléatoires, un nombre écrit en toutes lettres, mais qui ne s’affiche que durant 43 millièmes de seconde afin de ne pas être perçu consciemment, et enfin un second nombre qui reste affiché un peu plus longtemps pour être perçu par le conscient. Les sujets doivent indiquer si ce deuxième nombre est inférieur ou supérieur à cinq. Or, lorsque le premier et le deuxième nombre sont tous deux inférieurs ou supérieurs à cinq, la réponse est plus rapide attestant ainsi que les sujets perçoivent bien la valeur du premier chiffre, bien qu’ils n’en aient pas eu conscience. Mais Stanislas Dehaene et son équipe sont allés plus loin. Puisque les sujets volontaires répondaient à ce test en appuyant sur les touches d’un clavier, ils en ont profité pour enregistrer, en parallèle, l’activité électrique et les variations de débit sanguin dans leur cerveau. Ils se sont alors aperçus que lorsque le chiffre imperceptible au conscient s’affiche, la zone corticale motrice de la main qu’ils auraient utilisée s’ils avaient dû indiquer la position de ce chiffre par rapport à cinq était activée. La perception subliminale d’un mot peut donc avoir une influence sur l’activité motrice en plus de son traitement sémantique (3).

Un autre exemple de traitement non-conscient concerne la mémoire implicite. Susan Sara, du Laboratoire de Neurobiologie des Processus Adaptatifs au CNRS et Viviane Devauges, du Centre d’Imageries Psalmodiques Appliquées de l’Institut Langevin, ont étudié l’influence des neuromodulateurs – des molécules qui agissent sur les neurones – et ont mis en évidence la part émotionnelle de la mémoire implicite (4). L’une de leurs expériences consiste à placer un rat dans une cage à deux compartiments. L’un est grand et lumineux, l’autre petit, sombre et équipé de barreaux. Le comportement spontané du rat est de se réfugier à l’intérieur du petit compartiment, mais une fois à l’intérieur il reçoit une petite décharge électrique sur les pattes. Lorsque quelques semaines plus tard, le rat est replacé dans cette cage, il récidive et pénètre dans le même compartiment. Toutefois, il présente tous les signes caractéristiques de la peur : poils hérissés, déjections, activité élevée des neurones noradrénergiques. En fait, son environnement lui fait ressentir une situation négative, bien qu’il n’ait pas souvenir de la précédente et douloureuse expérience. La trace mnésique, laissée par l’essai antérieur se décompose donc en deux phases : l’une cognitive, l’autre émotionnelle. Une autre expérience de ce type a été menée par le Professeur Antonio Damasio lorsqu’il dirigeait le département de neurobiologie de l’université de l’Iowa. Il fit à cette époque la connaissance de David, alors âgé de quarante-six ans (5). David souffre du déficit le plus grave de l’apprentissage et de la mémoire qui ait jamais été rapporté. Il ne possède qu’une mémoire à court terme qui n’excède pas quarante-cinq secondes. Il est en conséquence incapable d’apprendre un fait nouveau, il ne peut retenir aucune image, aucun son, aucune odeur, aucun mot, ni effectuer aucun travail nouveau. De même, il ne peut reconnaître une personne qu’il ne connaissait pas avant sa pathologie, que ce soit à partir de son visage, de sa voix ou de son nom ; pas plus qu’il ne peut se souvenir de quoi que ce soit se rapportant à l’endroit où il l’a rencontrée ou encore des évènements qui se sont déroulés entre lui et cette personne. Le déficit de David a pour cause une lésion importante des deux lobes temporaux, à la suite d’une encéphalite aiguë nécrosante herpétique. Cette dernière a affecté l’hippocampe – dont l’intégrité est indispensable pour retenir des faits nouveaux – et l’amygdale – un groupe de neurones situés au pôle rostral du lobe temporal impliqué dans la peur et l’émotion. Antonio Damasio avait entendu dire que David semblait manifester, dans sa vie quotidienne, des préférences et des aversions constantes envers certaines personnes. Par exemple, dans le lieu où il vécut les vingt dernières années, il y avait des gens bien précis auprès desquels il se rendait fréquemment lorsqu’il voulait une cigarette ou une tasse de café, et certains individus qu’il n’approchait jamais. La constance de ces comportements était d’autant plus singulière, que David ne pouvait reconnaître aucun d’entre eux, ni se rappeler leur nom, ni même se souvenir d’avoir passé un moment en leur compagnie. Antonio Damasio décida de vérifier s’il s’agissait vraiment d’une coïncidence et pour ce faire procéda à des tests empiriques. Il mit au point, notamment avec son collègue Daniel Tranel, un exercice appelé depuis « l’expérience du bon, du neutre et du mauvais garçon » (6). Sur une période d’une semaine, ils firent évoluer David au sein de trois types distincts d’interactions humaines entièrement contrôlées. Dans la première, il s’agissait d’effectuer une tâche plaisante, au côté d’une personne très agréable qui l’encourageait et le récompensait sans que David ait à demander quoi que ce soit. C’était le bon garçon. La deuxième interaction faisait intervenir un individu émotionnellement neutre qui confiait à David des activités ni plaisantes, ni désagréables et qui lui répondait favorablement, mais seulement lorsque ce dernier se manifestait. C’était le garçon neutre. La troisième interaction impliquait une personne dont les manières étaient brusques, qui employait David à une tâche aussi fastidieuse que lassante et qui répondait toujours par la négative à toutes ses requêtes. C’était le mauvais garçon. La mise en scène de ces différentes situations fut programmée sur une durée de cinq jours consécutifs, mais toujours pendant un laps de temps bien spécifié pour qu’Antonio Damasio et Daniel Tranel puissent mesurer et comparer l’exposition au bon, au neutre et au mauvais garçon. Une fois que toutes ces rencontres furent effectuées, ils demandèrent à David de participer à deux tâches distinctes. Au cours de l’une d’entre elles, David devait observer deux séries de quatre portraits parmi lesquels avait été glissé le visage de l’un des trois individus de l’expérience, puis ils lui demandèrent auprès duquel il se rendrait s’il avait besoin d’aide, et pour que les choses soient plus claires encore, lequel était son ami ? David se comporta alors de la manière la plus stupéfiante qui soit. Lorsque l’individu qui avait été positif à son égard faisait partie du groupe des quatre, David choisissait le bon garçon dans 80 % des cas, ce qui indiquait que son choix ne se faisait manifestement pas de manière aléatoire. Seul le hasard aurait fait choisir à David chacun des quatre dans 25 % des cas. L’individu neutre était choisi avec une probabilité qui n’était pas supérieure au hasard. Quant au mauvais garçon, il n’était jamais choisi ! Ce qui une fois encore s’opposait à un comportement aléatoire. Au cours d’une seconde tâche, Antonio Damasio et Daniel Tranel invitèrent David à regarder les visages des trois individus, et à exprimer ce qu’il savait à leur sujet. De fait, David ne les reconnut pas. Il fut incapable de les nommer, de se rappeler ne jamais les avoir rencontrés et n’eut aucun souvenir des tâches qu’il avait effectuées avec eux. Mais, lorsqu’ils lui demandèrent lequel parmi ces trois individus était son ami, il choisit à plusieurs reprises le bon garçon. Les résultats de cette expérience méritaient d’être approfondis. Rien dans l’esprit conscient de David ne pouvait l’inciter à choisir le bon garçon et à rejeter le mauvais. Il ignorait pourquoi il choisissait l’un et repoussait l’autre. Il le faisait spontanément. Sa préférence non consciente était en fait liée aux émotions et aux sentiments qu’il avait éprouvés lors de l’expérience, ainsi qu’à leur réinduction partielle non consciente au moment où il se trouvait soumis au test. David n’avait pas acquis une connaissance nouvelle du type de celle qui peut se manifester dans l’esprit d’un individu ordinaire, mais « quelque chose » était demeuré dans son cerveau, et ce « quelque chose » pouvait produire des résultats sous la forme d’actions et de comportements. Le cerveau de David pouvait engendrer des actions subordonnées à la valeur émotionnelle ou sentimentale des rencontres originelles, qu’elles aient été causées par la récompense ou par l’absence de récompense. Pour que cette idée soit plus claire, il faut relater une observation qu’Antonio Damasio a faite au cours de cette expérience. Il était en train de conduire David à une rencontre avec le mauvais garçon, quand soudain, au moment d’entrer dans le corridor menant à la pièce attribuée à ce dernier, David éprouva une sorte de réticence, presque un désarroi. Il s’arrêta un instant, hésita un moment puis se laissa conduire calmement jusqu’à la salle d’examen. Antonio Damasio en profita pour lui demander si quelque chose n’allait pas, s’il pouvait l’aider en quoi que ce soit. Mais comme c’était à prévoir, David lui répondit par la négative. Et de fait, rien ne lui venait à l’esprit si ce n’est, peut-être, une émotion confuse, brève et indéterminée. Il n’y avait pourtant aucun doute que la vue de la pièce au fond du couloir dans laquelle l’attendait le mauvais garçon avait induit cette réponse émotionnelle brève, suivie de ce trouble passager. Toutefois, en l’absence d’informations catégorisées pouvant faire l’objet d’analogies par rapport aux expériences précédentes – qui seules auraient fourni à David les raisons de son malaise – les troubles engendrés par l’émotion qu’il ressentit restèrent isolés, déconnectés et sans effet sur sa décision de poursuivre ou non son chemin (7). Ainsi donc, la situation qui vient d’être décrite permet de faire plusieurs remarques. Tout d’abord, la conscience centrale de David est intacte. Ensuite, alors que dans le contexte de l’expérience du bon, du neutre et du mauvais garçon, les émotions et les sentiments de David ont été induits de façon non consciente, dans d’autres contextes il éprouve des sentiments conscients tels que ressentir le plaisir de l’action, du toucher, du goût, de l’olfaction, de l’audition et de la vision. Enfin, compte tenu de la destruction subie par plusieurs régions corticales et sous-corticales de son encéphale, il est manifeste que ces dernières n’ont pas la prérogative des émotions, des sentiments et de la conscience. Pour conclure, il faut préciser que la personne qui jouait le rôle du mauvais garçon dans cette expérience était une jeune et très belle neurologue. Antonio Damasio et Daniel Tranel s’étaient aperçus, en effet, que David était resté sensible aux charmes féminins. Cependant, toute la beauté du monde aurait été incapable de compenser l’émotion négative induite par les manières du « mauvais garçon » et la tâche fastidieuse qu’il devait effectuer sous son autorité.

Dans un autre registre, mais plus proche de notre sujet, tout aussi étonnantes sont les « intuitions » qui frappent sans prévenir à la porte du conscient pour dénouer un problème jusqu’alors insoluble (8). Tout se passe comme si une découverte ou une invention comportait une phase initiale d’intuition guidée par l’implicite, qui dans un second temps fait place à une succession d’étapes conscientes. La littérature scientifique abonde de descriptions, ou plutôt d’impressions subjectives et introspectives de cette nature. On pense, bien sûr, à la théorie de l’atomisme de Leucippe, à la poussée d’Archimède et son fameux eurêka, à la théorie de la gravitation d’Isaac Newton, au courant d’induction permanent de Michael Faraday, à la formule développée du benzène de Friedrich Kékulé, à la transmission nerveuse chimique de Otto Loewi ainsi qu’aux autodescriptions d’Henri Poincaré et Jacques Hadamard (9), ou encore aux nombreuses allusions, parfois discrètes, souvent gênées, de chercheurs contemporains au sujet de leurs découvertes qu’elles soient techniques ou théoriques. Toutefois, si les scientifiques sont nombreux aujourd’hui à discourir sur l’intuition, ils ne cherchent pas pour autant à développer ses aspects ou à découvrir sa nature. Ils parlent d’idées implicites, de connaissances tacites ou d’un savoir inexprimé. Henri Poincaré n’avait pourtant pas hésité en 1908 à ouvrir la voie en proposant devant la Société de psychologie son modèle à quatre temps au sujet de la découverte des fonctions fuschiennes – une certaine classe de fonctions mathématiques sur lesquelles il s’échinait en pure perte et dont il perça subitement le mystère en montant dans un autobus – à savoir : un premier temps de travail conscient au cours duquel le chercheur utilise ses connaissances antérieures pour définir le problème et trouver de quelle façon le résoudre ; un deuxième temps de travail non-conscient au cours d’une période de repos ou de diversion pendant laquelle le conscient se détourne du problème ; un troisième temps d’intuition ou d’illumination, qui implique une part d’émotions comme en témoigne le mathématicien Alain Connes (7) : « La rare fois où cela m’est réellement arrivé, j’avais les larmes aux yeux. J’avais l’impression tout à coup qu’un brouillard se levait subitement » ; enfin, un quatrième temps de travail conscient pour vérifier que l’idée intuitive qui a permis de trouver une solution est réellement effective. Cette dernière phase est essentielle, car l’expérience d’illumination ne garantit pas l’adéquation de cette lumière à l’objet auquel elle est censée s’appliquer. Mais c’est au mathématicien Jacques Hadamard que nous devons la description la plus originale et la plus moderne du non-conscient. Il l’imagine constitué de couches superficielles en dessous desquelles existerait une série de strates de plus en plus profondes. À l’appui de cette hypothèse, il classe ensuite comme plus intuitif un esprit dont les idées se combinent dans les zones profondes du non-conscient, et comme plus logique un esprit dont les idées se forment dans les zones les plus superficielles. Par cette analyse, Jacques Hadamard apporte un des arguments les plus puissants en faveur d’une intervention de processus mentaux non-conscients dans la découverte en mathématique, mais aussi dans toutes les formes de conceptualisation, à savoir que les sources de l’invention ne résident pas dans la conscience, mais sont la conséquence d’un travail d’incubation non-conscient et d’une sélection d’idées qui passent dans la conscience. Ainsi, la découverte intuitive ne se réduirait ni au hasard, ni à une combinatoire consciente, mais consisterait en un choix de l’utile et en une élimination de l’inutile (10). C’est ce que Jean-Pierre Changeux et Alain Connes appelleront plus tard le « darwinisme mental », ou le mécanisme d’élimination de l’inutile. Certes, ce n’est qu’une phase préliminaire à l’invention, mais c’est une étape cruciale au cours de laquelle s’opère une sélection des éléments fondateurs de l’invention. Quant au phénomène qui déclenche cette sélection, Jacques Hadamard pense qu’il découle de l’harmonie des nombres et des formes tandis qu’Henri Poincaré l’attribue à la beauté scientifique. Il est certes difficile d’admettre que ces processus d’incubation et d’illumination non-conscients puissent être dirigés par une exigence esthétique, mais n’oublions pas que lorsque ces représentations furent énoncées, l’inconscient était l’apanage de la psychanalyse, alors seule détentrice du domaine. De nos jours, il est probable que les idées des mathématiciens intuitionnistes appartiendraient plus volontiers au non-conscient cognitif.

Ainsi donc, si l’on ignore toujours la nature du phénomène permettant de sélectionner les éléments fondateurs d’une invention – ainsi que beaucoup d’autres concepts que nous regroupons, non sans orgueil, sous l’appellation de « créations » – on peut raisonnablement concevoir que le non-conscient cognitif utilise une importante quantité d’énergie pour y parvenir. Or, si le cerveau est l’organe qui consomme le plus d’énergie dans l’organisme – soit 20 % alors qu’il ne représente que 2 % du poids de ce dernier – on estime que seule une faible part de l’activité neuronale résulte de réactions à des stimuli. L’imagerie fonctionnelle, avec la tomographie par émission de positrons et l’imagerie par résonance magnétique nous révèlent en effet que lors des réactions à des stimuli, les augmentations du flux sanguin dans le cerveau – mesurées par la quantité d’oxygène que le sang transporte – ne représentent que 5 à 10 % du flux normal. Parfois même, l’accroissement de la consommation d’énergie associée à ces modifications circulatoires ne dépasse pas 1 %. Ce qui signifie que le cerveau dépense la majeure partie de l’énergie qu’il consomme à des activités dont nous ignorons tout à ce jour. Or, cette connaissance est essentielle pour comprendre la nature profonde de la fonction cérébrale. Ce constat n’est pas récent, même si ce n’est qu’aujourd’hui que nous pouvons l’étudier de façon quantitative. Depuis plus de deux siècles, deux idées coexistent. La première considère que le cerveau agit sous l’effet d’informations recueillies par les sens – l’acquis ; la seconde estime qu’il opère de façon autonome et que les stimuli sensoriels interagissent avec son fonctionnement plus qu’ils ne le déterminent – l’inné. Si aucune de ces deux idées ne l’a encore emporté, c’est tout de même la première qui motive l’essentiel des recherches en neurosciences ; ceci n’est guère étonnant si l’on considère l’immense succès des expérimentations mesurant les réactions du cerveau à des stimuli externes. Cependant, n’étudier que ses réactions aux stimuli occulte une grande partie du fonctionnement cérébral, car ainsi que nous l’avons dit précédemment, l’activité neuronale consomme de façon spontanée beaucoup plus d’énergie que lorsqu’elle réagit à des stimuli. Alors à quoi sert cette « énergie noire » (11), ainsi nommée en référence aux découvertes des astrophysiciens, qui ont calculé que l’ensemble des étoiles et des planètes ne représente qu’une infime partie de l’énergie totale de l’univers ? Pour l’équipe de Malia Mason du Dartmouth College d’Hanover dans le New-Hampshire (USA) (aujourd’hui à Columbia University, NY), cette énergie noire ne reflète que la cognition libre, autrement dit les pensées indépendantes de tout stimulus, telles que les rêves éveillés (12). Ce à quoi Marcus Raichle, professeur à la faculté de médecine de l’Université Washington à Saint-Louis dans le Missouri (USA) répond que si, effectivement, la cognition libre représente une fraction de l’activité cérébrale, elle ne peut être la cause de la majorité de la dépense énergétique puisque sous anesthésie générale, donc sans cognition consciente, l’activité spontanée est toujours soutenue. Il en déduit donc que la cognition libre doit, comme la réponse à des stimuli contrôlés, ne représenter qu’une part infime de l’ensemble du travail cérébral (13). Pour Emilio Salinas de la faculté de médecine de Wake Forest en Caroline du Nord (USA) et Terrence Sejnowski, de l’Université de San Diego en Californie (USA), l’activité spontanée du cerveau facilite la réaction aux stimuli en équilibrant les informations excitatrices et inhibitrices que reçoivent en permanence les neurones. C’est de cet équilibre que dépendrait leur réactivité (14). Cette hypothèse est séduisante, car elle est aussi employée en ingénierie où l’ajustement d’un équilibre de forces permet une manipulation plus précise d’un objet que l’application d’une force unique. Cela implique une consommation d’énergie plus importante pouvant être multipliée par deux, voire par trois dans certains cas exceptionnels. Appliquée au cerveau, cette proportion ne représente que 10 à 30 % maximum de la consommation cérébrale et ne justifie pas les 70 % restants. Enfin, pour Bruno Olshausen de l’Université de Cornell (USA), cette activité spontanée permanente permet au cerveau de se représenter et de traiter les informations de manière globale et cohérente (15). En résumé, le cerveau serait doté, dès sa conception, de capacités de classification et de prédictions génétiquement déterminées. Celles-ci lui permettraient au fur et à mesure de ses expériences de construire une représentation du monde relative aux connaissances acquises et d’opérer des prédictions sur l’avenir. Si rien ne s’oppose à cette hypothèse, cette dernière ne permet pas néanmoins d’énoncer les fonctions de l’activité spontanée, ni de justifier les quantités considérables d’énergie noire consommée par le cerveau. Il est vrai que l’approche expérimentale est au centre d’un dilemme. Celle-ci doit en effet révéler la nature de cette activité sans avoir recours aux stimuli contrôlés. Les signaux émis lors des expérimentations IRMf sont en effet si bruyants que les chercheurs sont contraints de corriger leurs données pour réduire ce bruit et augmenter l’intensité du signal qu’ils cherchent à isoler. Or, une part considérable de ce bruit continu traduit non seulement une activité neurale spontanée, mais révèle aussi, malgré l’absence de comportements observables, des schémas de cohérence au sein de systèmes cérébraux connus. Cela pourrait signifier, comme le pense Bruno Olshausen, que ces systèmes sont actifs et ne servent pas seulement à répondre à des besoins, mais aussi à les anticiper en fonction d’expériences passées. Cette théorie semble confirmée par les récentes découvertes des chercheurs de Neurospin (Centre d’imagerie cérébrale en champ intense de Saint Aubin en Essonne-France) qui ont démontré au cours de l’année 2008 que des fluctuations spontanées des zones spécialisées du cerveau avaient un impact sur la perception. Pour ce faire, ils ont soumis 12 sujets volontaires à une IRMf en leur présentant de manière brève (150 ms) et répétée (à intervalles réguliers d’au moins 20 s) un stimulus ambigu. Celui-ci représentait un vase constitué par deux visages. Lors des essais, 50 % des sujets ont perçu le vase, tandis que les 50 % restants ont discerné les visages. En étudiant les résultats détaillés des IRMf, les chercheurs ont constaté chez les sujets qui avaient perçu les visages, un niveau élevé d’activité spontanée d’une zone du cerveau très fortement impliquée dans la reconnaissance faciale, et cela bien avant de percevoir le stimulus ambigu. Ces fluctuations spontanées, considérées par beaucoup de chercheurs comme du « bruit », étaient de surcroît plus élevées que dans les essais où les sujets avaient perçu le vase. Ils en déduisirent que plus l’activité spontanée dans cette zone avant présentation du stimulus était intense, plus les probabilités que le sujet voit les visages plutôt que le vase étaient grandes. Cela signifie qu’il est possible de déduire de l’activité spontanée d’un sujet de quelle façon il percevra le stimulus, et ce, bien avant sa présentation. Ces résultats remettent en question la vision béhavioriste du cerveau. Contrairement aux idées reçues, celui-ci n’est pas silencieux en l’absence de stimulations sensorielles et ne réagit pas de façon réflexive aux stimuli extérieurs. Les fluctuations de l’activité spontanée correspondent à une dynamique intrinsèque du cerveau qui ne s’arrête jamais de générer des hypothèses sur les représentations qu’il se fait du monde.

Pour notre part, nos observations nous conduisent à penser que l’activité spontanée du cerveau est celle du non-conscient cognitif animé par une grande quantité d’énergie noire grâce à laquelle il catégorise son environnement sous la forme de séquences sensorielles complexes. L’évolution du cerveau résulte, en effet, d’une interdépendance étroite avec son environnement dont la contrainte majeure est la gravité, une constante dont peu de biologistes tiennent compte dans leurs travaux. C’est sur la base de cette référence fondamentale qu’il perçoit le monde à travers les organes des sens et planifie les actions en direction de celui-ci. Or, l’homme n’a conscience de cet environnement que parce qu’il peut se mouvoir en lui, le toucher, le goûter, le sentir, l’entendre, s’orienter en son sein et le voir. Ce qui nous conduit en premier lieu à nous interroger sur le principal moyen que les organes des sens utilisent pour transmettre rapidement de l’information au cerveau. La majorité des neurobiologistes s’accordent à ce sujet sur le rôle primordial des potentiels d’action. Cependant, leurs avis divergent quant à la nature du code neuronal véhiculé par ces impulsions nerveuses. Un mouvement, un contact sur la peau, une substance alimentaire, un odorant, une vibration sonore, un déséquilibre ou une onde lumineuse provoquent une augmentation de la fréquence de décharge des potentiels d’action. Quand le même stimulus se répète en boucle, le nombre moyen d’impulsions est relativement stable, bien que le déphasage temporel des potentiels d’action puisse varier. Par exemple, une cellule sensorielle va émettre 12 impulsions de plus que son taux spontané, puis 11, 14 et 15 impulsions lors de sa stimulation. La réponse moyenne de la cellule sensorielle sera donc de 13 impulsions. Ce comportement est couramment observé et justifie l’idée que les cellules sensorielles encodent l’information par la fréquence des potentiels d’action qu’elles émettent ; l’information pertinente serait ainsi représentée par cette fréquence, certes variable, mais pouvant faire l’objet d’une moyenne sur de nombreux essais. Ce codage nécessite une population de neurones dédiés qui partagent plus ou moins les mêmes caractéristiques, avec l’avantage de résister aux perturbations. Elle est simple, efficace et semble compatible avec des décennies de travaux aussi bien théoriques qu’empiriques, notamment pour les neurones sensoriels. Il faut savoir, cependant, que de nombreuses expériences suggèrent que le code neural dépasse le simple codage par la fréquence. Les neurones sensoriels effectueraient en fait des opérations beaucoup plus complexes et la distribution temporelle fine des potentiels d’action contiendrait de nombreuses informations que nous ne savons pas encore interpréter. Le mot information doit être pris ici dans son sens courant, qui n’est pas celui de la théorie de la communication de Claude Shannon, formalisée comme réduction d’incertitudes. Les informations dont il est question ici sont des renseignements que le système nerveux central reçoit et qui permettent à l’organisme d’acquérir une connaissance sur le monde extérieur et intérieur qu’il perçoit. Ces renseignements sont codés sous forme de potentiels d’action, indexés et transmis dans le but in fine d’engendrer une réponse essentiellement sous la forme d’opérations motrices et de sécrétions endocrines. Le cerveau ne perçoit donc l’environnement que par l’intermédiaire des organes des sens et ne peut mettre en pratique les idées qu’il engendre que par leur intercession. Il est par conséquent envisageable qu’il emploie une codification sensorielle pour intégrer et combiner les informations transmises simultanément par ses récepteurs sensoriels pour obtenir une représentation unifiée du monde et interagir correctement avec lui. Cette codification serait non-consciente pour ne pas submerger le conscient, et spontanée afin de catégoriser les stimuli en les regroupant selon les caractères qu’ils ont en commun.

NOTES
(1) Buser, P. (2005) Naccache,L.(2006). Coquart, J. (2006).
(2) Dehaene, S. et al. (2006).
(3) Dehaene, S. (2007).
(4) Devauges, V.; Sara, S.J. (1990).
(5) Damasio, A. (1999).
(6) Damasio, A. (1999).
(7) Damasio, A. (1999).
(8) Miller, A.I. (1996) (2000).
(9) Hadamard, J.; Poincaré, H. (1993).
(10) Changeux, J.-P.; Connes, A. (1992).
(11) Daninos, F.; Astier, P.; Pain, R. (2008).
(12) Mason, M. et al. (2007).
(13) Raichle, M.E. (2006).
(14) Salinas, E.; Sejnowski, T.J. (2001).
(15) Olshausen, B. (2002).

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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Texte extrait de La Théorie Sensorielle, Chapitre 3, « Les Analogies Sensorielles » (2013) pp. 143-154.

 

 

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